Roulez français. Aimez sans frein.

anastasia beschi

Et si ce que vous appelez “normal” n’était qu’un code d’obéissance appris dès l’enfance ?

On pourrait croire que ce que l’on appelle “normalité” relève d’une évidence partagée, d’un fond commun de comportements, de réactions ou de pensées que l’on retrouve d’un individu à l’autre, d’une culture à l’autre. Une sorte de régularité spontanée, observable dans les manières d’être, de parler, de ressentir. Pourtant, dès que l’on prête attention à la manière dont ce terme est utilisé — dans la vie quotidienne, dans les institutions, dans les discours médiatiques ou éducatifs —, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tant d’un état objectif que d’une norme implicite. La normalité n’est pas une donnée, mais un repère transmis, intériorisé, rarement interrogé. Et ce repère, loin d’être universel ou naturel, semble étroitement lié à des mécanismes d’ajustement, d’adaptation et, parfois, d’obéissance intériorisée.
Dès les premières étapes de la socialisation, l’enfant apprend à se positionner dans un monde structuré par les attentes des autres : parents, enseignants, camarades. Ce qu’il exprime, ce qu’il perçoit, ce qu’il comprend est filtré, corrigé, encouragé ou dissuadé selon qu’il s’aligne ou non avec ce qui est attendu de lui. Il apprend très tôt à ajuster son attention, à réguler ses émotions, à reformuler ses intuitions pour qu’elles entrent dans le cadre des comportements recevables. Ce processus d’alignement passe rarement par une contrainte directe. Il s’inscrit plutôt dans un jeu de retours subtils — regards, intonations, validations sociales — qui viennent peu à peu modeler l’expérience de ce qui est “approprié”, “acceptable”, “normal”.
Il ne s’agit pas ici d’un complot ou d’une volonté oppressive, mais d’une dynamique collective ordinaire. Elle repose sur une forme d’intelligence adaptative : celle qui permet à l’individu de s’intégrer dans un ensemble, de maintenir des interactions fluides, d’éviter le rejet ou l’incompréhension. Mais cette dynamique a un coût : elle conditionne la perception bien avant que l’individu ait les moyens d’y réfléchir. Ce qu’il perçoit comme “le réel” est déjà organisé selon une certaine optique, que l’on pourrait qualifier — dans le cadre de la psychooptique — de “structure de lisibilité partagée”. Autrement dit, ce que nous appelons “normal” correspond moins à ce qui est en soi, qu’à ce qui a été appris comme lisible, compréhensible, et surtout, non menaçant pour le cadre commun.
À travers cette grille, la normalité prend la forme d’un code implicite. Un code qui n’est pas transmis comme un contenu, mais comme un réglage de la perception. Il dit non pas : “voici ce qu’il faut penser”, mais plutôt : “voici ce qu’il est légitime de remarquer”. Dès lors, ce que l’on identifie comme “anormal” n’est peut-être pas déviant ou dérangeant en soi, mais simplement hors cadre, c’est-à-dire non prévu dans les paramètres de focalisation intégrés depuis l’enfance.
La question n’est donc pas de savoir ce qu’est la normalité en soi — mais comment elle s’installe, comment elle s’apprend, et surtout, ce qu’elle empêche de voir. Car ce que nous appelons “voir le monde tel qu’il est” n’est peut-être rien d’autre que la répétition d’une manière d’observer apprise très tôt, dans un monde qui avait besoin de stabilité plus que de vérité.

La normalité n’est pas neutre, elle est apprise

On pense souvent que la normalité est une évidence : une forme de bon sens partagé, une ligne de conduite raisonnable que l’on suit naturellement. Elle paraît aller de soi, comme si elle était inscrite dans la logique du monde. Mais si l’on prend un peu de recul, on s’aperçoit que ce que nous appelons “normal” n’est pas un fait brut, mais un ensemble d’habitudes perceptives et de comportements appris très tôt. Autrement dit, la normalité n’est pas un état, c’est un apprentissage. Dès l’enfance, l’individu apprend à s’insérer dans un monde structuré autour d’attentes implicites. Il apprend à regarder ce que les autres regardent, à nommer les choses comme on lui a appris à le faire, à interpréter les émotions, les gestes, les silences selon des repères culturels préexistants. Il s’agit moins d’un choix conscient que d’une adaptation progressive. On se forme au monde en apprenant ce qu’il convient de remarquer, de ressentir, de valoriser — mais aussi, sans forcément s’en rendre compte, ce qu’il vaut mieux ne pas montrer, ou ne pas voir. Dans cette dynamique, ce qui devient “normal” est simplement ce qui se répète autour de nous avec suffisamment de constance et de reconnaissance collective pour apparaître comme évident.
Ce n’est pas là une critique de la société, mais un constat : tout groupe humain, pour fonctionner, a besoin de régularité, de points de référence partagés, de règles implicites qui facilitent la coexistence. La normalité joue ce rôle de structure stabilisante. Mais elle n’en reste pas moins une construction. Ce que nous intégrons comme “évident” est souvent le résultat d’un long processus d’imprégnation : par l’école, la langue, les images, les interactions quotidiennes. À force d’y être exposé, on ne le perçoit plus comme un cadre, mais comme la réalité elle-même. C’est là que la perspective psychooptique devient précieuse : elle invite à interroger non pas le contenu de nos pensées, mais le réglage de notre regard. Elle nous pousse à nous demander si ce que nous tenons pour “allant de soi” est réellement partagé par tous — ou s’il ne reflète qu’une certaine manière d’organiser la perception.
Il ne s’agit pas ici de rejeter la normalité, ni de la dénoncer comme fausse. Il s’agit plutôt de reconnaître que ce que nous considérons comme normal n’est ni universel, ni fixe, ni neutre. C’est un point de vue transmis, souvent sans intention explicite, mais avec une efficacité certaine. Comprendre cela permet de faire preuve de nuance — envers soi-même, mais aussi envers ceux qui voient ou ressentent autrement. Car au fond, ce qu’on appelle “normal”, c’est peut-être simplement ce qu’on a appris à voir. Et ce qu’on ne voit pas encore, ou ce qui nous dérange, n’est pas forcément “anormal” — c’est peut-être simplement une autre manière d’entrer en relation avec le monde.

Obéir commence par voir comme il faut

L’idée d’obéissance évoque spontanément la soumission à une autorité, le respect des règles, l’alignement d’un comportement sur une norme extérieure. Dans l’imaginaire collectif, obéir consiste à faire ce qu’on nous dit, à suivre un ordre, explicite ou implicite. Mais cette définition reste superficielle. Car avant de pouvoir obéir à quoi que ce soit, encore faut-il reconnaître ce qu’il convient d’obéir. Et cette reconnaissance ne repose pas uniquement sur la volonté ou sur la rationalité : elle s’enracine dans une perception préalable du monde, dans un cadre déjà en place qui organise ce qui est visible, pensable, pertinent. Autrement dit, avant d’obéir avec son corps, on obéit déjà avec son regard.
Ce que la perspective psychooptique met en évidence, c’est que la perception elle-même est une forme de pré-obéissance. Non pas une obéissance imposée de l’extérieur, mais une pré-configuration du champ attentionnel, qui rend certaines choses visibles et d’autres inaudibles, invisibles, inintelligibles. Voir, ce n’est jamais un acte neutre. C’est toujours voir “comme il faut” — c’est-à-dire selon les paramètres d’un système déjà en place. Et ce système ne se présente pas comme un ordre à suivre. Il agit en amont : en rendant certaines choses évidentes, naturelles, normales — et d’autres absurdes, confuses, illisibles.
L’enfant, dès ses premiers échanges avec le monde, apprend ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Il ne s’agit pas là d’un dressage brutal, mais d’un ajustement progressif aux attentes de l’environnement. Un regard tenu trop longtemps sur une chose jugée sans intérêt, une émotion exprimée à un moment déplacé, une question qui dérange : tous ces micro-événements sont régulés par les réponses de l’entourage. Par ce processus, le regard se forme, mais il se forme à partir de l’extérieur. On apprend à focaliser sur ce qui est validé, à détourner les yeux de ce qui est marginal, à interpréter les signaux du monde selon une grille commune.
Ainsi, l’obéissance ne commence pas par l’action. Elle commence par l’alignement optique. On apprend à regarder “dans le bon sens”, à lire le monde comme il convient. Et ce que l’on appelle plus tard “bon sens”, “logique”, “réalisme”, n’est souvent que la continuation de ce réglage initial de l’attention. Ce n’est pas tant que l’individu choisit d’obéir — c’est qu’il ne perçoit pas les alternatives.
Ce mécanisme n’a rien de pathologique. Il est même profondément humain. Il permet la coordination, la cohabitation, la transmission. Mais il crée aussi un paradoxe : plus l’obéissance perceptive est efficace, moins elle est visible. Plus elle s’installe tôt, plus elle passe pour naturelle. L’individu ne se sent pas contraint — il a simplement l’impression que les choses sont “comme ça”.
C’est pourquoi les tentatives de remise en question — qu’elles viennent de l’art, de la science, de l’intuition personnelle — provoquent souvent une gêne, voire une résistance. Elles ne contredisent pas seulement une idée : elles décalibrent un regard. Elles obligent à voir autrement ce qu’on croyait figé. Et cela n’est pas toujours bien accueilli. Car voir autrement, c’est déjà désobéir. Non pas à une autorité extérieure, mais à un automatisme intérieur qui tenait lieu de confort cognitif.
Dans cette optique, l’obéissance est moins une soumission qu’une habitude perceptive. Une fidélité à une manière de cadrer le monde. Une cohérence avec un système de reconnaissance partagée. Elle ne s’impose pas — elle s’installe. Elle ne force pas — elle oriente. Elle ne punit pas — elle fait disparaître.
C’est là que se loge, subtilement, l’un des enjeux majeurs de la conscience : pouvons-nous percevoir ce que nous n’avons pas appris à voir ?
Et si oui — à quel prix ?

Ce qui est “anormal” est souvent ce qui échappe au focus collectif

On qualifie d’“anormal” ce qui semble dévier d’une norme supposée stable, ce qui ne rentre pas dans les cadres attendus, ce qui résiste à l’identification immédiate. Ce mot, dans l’usage courant, désigne autant une étrangeté qu’un dysfonctionnement, une singularité qu’un danger latent. Il cristallise une forme d’inconfort social : l’impression que quelque chose “ne va pas”, ne correspond pas, détonne. Pourtant, derrière ce jugement spontané se cache une mécanique beaucoup plus subtile : ce que l’on désigne comme “anormal” n’est bien souvent pas ce qui est objectivement différent, mais ce qui échappe à l’attention collective — ce qui, pour une raison ou une autre, ne parvient pas à être lu dans les termes habituels du regard partagé.
La psychooptique propose ici un déplacement du problème : au lieu de chercher ce qui, dans le comportement ou l’être d’un individu, justifierait son exclusion symbolique, elle interroge la capacité même du groupe à le percevoir avec justesse. Autrement dit, l’“anormal” n’est pas forcément ce qui dérange l’ordre du monde — c’est peut-être simplement ce qui échappe au focus du moment. Car tout système collectif fonctionne avec une attention limitée : il sélectionne, hiérarchise, concentre. Il construit un champ de lisibilité où certaines formes, certains récits, certains gestes deviennent visibles, alors que d’autres sont relégués à la marge, non pas pour des raisons logiques ou morales, mais parce qu’ils ne sont pas immédiatement interprétables dans le langage commun.
Dès lors, la perception de l’anormalité ne dit rien, ou très peu, sur la chose perçue elle-même. Elle en dit bien davantage sur le système qui la regarde, sur ses filtres, ses habitudes, ses angles morts. Une pensée trop rapide, une intuition qui ne suit pas les chemins établis, une sensibilité qui perçoit des micro-signaux négligés par la majorité : autant de manifestations que l’on pourrait voir comme des ressources… mais qui sont souvent cataloguées comme “étranges”, “excessives” ou “hors de propos” simplement parce qu’elles n’entrent pas dans la focale collective.
Ce phénomène est d’autant plus puissant qu’il est implicite. Personne ne décide consciemment de marginaliser tel ou tel mode d’être. Il ne s’agit pas d’un choix individuel, mais d’un effet de seuil : quand une expérience subjective ne peut pas être reconnue, elle glisse hors champ. Et plus elle insiste, plus elle risque d’être perçue non pas comme singulière, mais comme dérangeante. Dans ce contexte, l’anormalité devient un effet d’invisibilité mutuelle : l’individu ne comprend pas pourquoi il ne parvient pas à se faire entendre, et le collectif ne comprend pas ce qu’il tente de montrer.
La force de ce mécanisme réside dans sa discrétion. Il ne s’exprime pas à travers des sanctions explicites, mais à travers des silences, des décalages, des malentendus répétés. L’“anormal” est souvent celui ou celle qui vit dans une autre carte du monde, mais dont la carte n’a pas de place sur le plan partagé. Ce n’est pas une défaillance, mais une collision d’optiques. Une discordance entre un regard intérieur et une lecture extérieure.
Dans cette perspective, repenser l’anormalité ne consiste pas à redéfinir des seuils plus larges ou plus inclusifs. Il s’agit plutôt de reconnaître que ce que nous appelons “normal” est conditionné par la focale dominante, et que cette focale n’est jamais absolue. Elle est située, héritée, partielle. Loin de condamner ou d’étiqueter, il devient alors possible de s’ouvrir à la complexité des angles multiples. De comprendre que ce qui semble “hors cadre” est peut-être un autre cadre en soi — un champ de perception que nous n’avons pas encore appris à lire.

Plus on est jeune, plus l’optique se grave profondément

On a souvent tendance à considérer l’enfance comme une période de liberté, de spontanéité, voire d’innocence. L’enfant serait un être encore “non formaté”, ouvert à tous les possibles, en dehors des structures qui encadrent la pensée adulte. Cette vision, séduisante en apparence, méconnaît un phénomène essentiel : c’est précisément dans les premières années de vie que s’opère le conditionnement le plus profond et le plus invisible. C’est à ce moment-là que se forme, sans que l’on s’en aperçoive, l’optique de base à travers laquelle le monde sera perçu pour les décennies à venir.
Loin d’être neutre, le regard de l’enfant est façonné dès les premières interactions. Avant même l’acquisition du langage, les réactions émotionnelles de l’entourage, les micro-signaux affectifs, les silences et les intonations viennent orienter ce qui est perçu comme digne d’attention ou non. L’enfant apprend très tôt à distinguer ce qui provoque un sourire, ce qui suscite une inquiétude, ce qui fait plaisir ou ce qui dérange. Il développe ainsi, en silence, une carte affective de la perception, dans laquelle certains éléments seront mis en valeur, tandis que d’autres seront progressivement laissés dans l’ombre.
Ce que la psychooptique propose de mettre en lumière, c’est que cette construction précoce n’est pas un simple apprentissage du “vocabulaire du monde”, mais une gravure perceptive. Il ne s’agit pas seulement de savoir nommer les choses, mais d’apprendre à les voir — ou à ne pas les voir. Et plus l’apprentissage est précoce, plus il est stable, presque imperméable à la remise en question ultérieure. Car il ne repose pas sur des idées que l’on pourrait déconstruire, mais sur des réflexes de perception incorporés très tôt, souvent avant toute forme de pensée consciente.
Ainsi, ce que l’on considère comme une “vision du monde personnelle” à l’âge adulte est souvent le prolongement d’un réglage optique hérité, stabilisé au cours de l’enfance. Il en résulte une forme d’évidence perceptive : certaines choses paraissent naturellement importantes, d’autres sans intérêt ; certains comportements semblent spontanément appropriés, d’autres “bizarres”, sans qu’on puisse toujours expliquer pourquoi. Cette hiérarchisation est le fruit d’un calibrage ancien, intériorisé bien avant que l’on puisse en discuter les fondements.
Plus l’exposition à un cadre unique est précoce et constante, plus le regard se fige autour de ses repères. Il devient difficile de concevoir qu’une autre organisation du monde soit possible — non pas parce qu’on la rejette, mais parce qu’on ne la voit même pas. C’est ici que la notion de “blind spot”, ou angle mort, prend tout son sens : l’enfant devenu adulte n’a pas seulement oublié qu’il a appris à voir d’une certaine façon — il ne sait pas qu’une autre manière de voir existe.
Cela n’implique pas que l’optique formée dans l’enfance soit mauvaise ou fautive. Elle est, en grande partie, une stratégie d’adaptation : voir ce qui permet d’être reconnu, d’être aimé, d’éviter le rejet. Mais elle agit comme un filtre si intégré qu’il devient presque indissociable de l’identité elle-même. Se confronter à d’autres logiques perceptives peut alors provoquer une forme de vertige, voire d’insécurité ontologique : si je vois autrement… qui suis-je encore ?
Comprendre ce mécanisme ne signifie pas qu’il faut rejeter tout ce qui a été transmis. Cela signifie simplement qu’il devient possible de reconnaître la part conditionnée de notre regard, et peut-être, avec le temps, d’en desserrer légèrement l’emprise. Car si l’optique s’est gravée dans la jeunesse, elle n’est pas pour autant irréversible. Le regard peut évoluer — à condition que l’on accepte d’en questionner les fondations.

Repenser la normalité, c’est refocaliser — pas rééduquer

Lorsqu’une société commence à s’interroger sur ce qu’elle considère comme “normal”, la première tentation est souvent celle de la rééducation. Il s’agirait de corriger les écarts, d’élargir les cadres, de rendre les marges plus inclusives, de repenser les normes à partir de critères plus souples, plus justes, plus ouverts. Cette démarche, en apparence progressiste, repose néanmoins sur un postulat implicite : l’idée que la normalité serait une catégorie rationnelle, modifiable de l’intérieur, révisable à l’aide de principes argumentés. Mais ce que la perspective psychooptique suggère, c’est que la normalité n’est pas un contenu à corriger, mais un angle à déplacer. Autrement dit, elle ne se rééduque pas — elle se re-focalise.
La différence est majeure. Car vouloir corriger la normalité implique que l’on en possède encore une définition centrale, même si elle est élargie ou assouplie. Cela revient à dire : “nous avons mal défini la norme, redéfinissons-la de façon plus inclusive.” Mais cette approche reste prisonnière de la structure qu’elle prétend transformer. Elle continue de fonctionner à partir d’un centre perceptif fixe, même si elle en change les paramètres. Elle ne remet pas en cause le fait même qu’il y ait un centre, une logique de lisibilité partagée, une attente tacite sur ce qu’il convient de voir, de ressentir, de valoriser. Elle reste dans le registre du “quoi”, sans interroger le “comment”.
Or, selon la psychooptique, le problème n’est pas tant ce que l’on considère comme normal, mais la manière dont on en est venu à le considérer ainsi. Le cœur de la question n’est pas dans le contenu de la norme, mais dans la manière dont le regard collectif s’est focalisé autour d’un certain type de lisibilité. Repenser la normalité exige donc non pas d’imposer de nouveaux standards, mais de déstabiliser la fixation initiale du regard. Cela signifie reconnaître que ce que nous percevons comme allant de soi — ce qui est fluide, lisible, cohérent — est le résultat d’un réglage culturel, historique, émotionnel. Et qu’un autre réglage produirait une autre forme de lisibilité.
Cette prise de conscience transforme la nature même du débat. Il ne s’agit plus de demander à ceux qui sont “différents” de mieux expliquer leur différence, ou à la norme de mieux s’ouvrir aux marges. Il s’agit de comprendre que tout regard est déjà une construction, et que ce que nous appelons “intelligible” est le fruit d’un consensus perceptif. Dès lors, changer de regard ne consiste pas à ajouter une nouvelle catégorie à celles existantes, mais à déplacer le point focal à partir duquel la réalité devient lisible.
Ce déplacement, bien entendu, ne se décrète pas. Il ne peut pas être imposé comme un mot d’ordre. Il nécessite une disponibilité intérieure, un certain relâchement de l’optique habituelle, un doute actif qui ne détruit pas, mais qui ouvre. Il suppose aussi une forme d’humilité : reconnaître que ce qui nous paraît “évident” l’est devenu à travers un apprentissage, et que cet apprentissage peut être partiellement déconstruit sans pour autant perdre tout repère.
Repenser la normalité, dans cette perspective, ne consiste donc pas à corriger les marges, ni à redéfinir le centre. Cela revient à dés-centrer le regard lui-même, à autoriser des mouvements perceptifs multiples, à laisser émerger des formes de lisibilité qui ne correspondent pas immédiatement aux critères en place. C’est un travail de dé-focalisation contrôlée : non pas pour tomber dans l’indifférencié, mais pour créer les conditions d’un autre type de clarté — plus mouvante, plus complexe, plus vivante.
On pourrait ici convoquer une image simple : celle d’un cylindre observé depuis deux angles différents. Vu de face, il apparaît comme un rectangle ; vu du dessus, comme un cercle. Chacun jure de ce qu’il voit — et pourtant chacun a raison, dans son angle. Le malentendu n’est pas dans la perception, mais dans la croyance que cette perception épuise le réel. La vérité du cylindre n’apparaît que lorsqu’on prend de la hauteur, qu’on élargit la perspective, qu’on autorise le mouvement du regard autour de l’objet. Il en va de même pour la normalité : tant qu’on regarde depuis un seul angle, ce qui s’en écarte semblera “faux” ou “hors norme”. Ce n’est qu’en changeant d’altitude optique — en acceptant de déplacer son point focal — que la forme pleine des choses commence à se révéler.
Ce déplacement n’annule pas les perceptions précédentes. Il les inscrit dans un ensemble plus large. Il ne contredit pas : il complète. Et dans cet élargissement discret du regard, ce n’est pas seulement la normalité qui change — c’est notre manière d’être en relation avec ce que nous croyions connaître.

Voir autrement n’est pas un luxe. C’est une urgence douce.

À l’issue de cette exploration, une chose apparaît avec une certaine netteté : la normalité, loin d’être un état objectif ou une simple habitude sociale, s’avère être une forme de focalisation collective, intériorisée tôt, stabilisée en silence, et rarement remise en question. Non pas parce qu’elle serait oppressive en soi, mais parce qu’elle se présente comme allant de soi. Elle n’impose pas — elle précède. Elle ne force pas — elle rend visible ou invisible, selon la focale.
Ce que propose la psychooptique, ce n’est pas un combat contre la norme, ni un plaidoyer naïf pour la différence. C’est une hypothèse de travail : et si notre regard était programmable ? Et si ce que nous prenons pour la réalité n’était, en réalité, qu’un sous-ensemble de ce que notre structure attentionnelle autorise à apparaître ?
Non pas une illusion complète — mais une vérité partielle, construite, cadrée.
Les cinq points développés ici convergent vers une idée commune : notre regard, tel qu’il fonctionne au quotidien, est déjà structuré avant même que la pensée n’intervienne. Obéir, c’est d’abord voir ce qu’il faut voir. Être “normal”, c’est d’abord ne pas remarquer ce qui échappe à la norme. Être “soi-même”, c’est souvent rejouer une focale ancienne sans le savoir. Et vouloir élargir la norme, sans déplacer cette focale, revient à corriger une carte sans jamais changer de point de vue.
Prenons un instant pour revenir à l’image du cylindre. Elle n’est pas seulement une métaphore pédagogique. Elle dit quelque chose de fondamental : la vérité change selon la hauteur du regard. Non pas parce qu’elle ment, mais parce qu’elle prend forme dans l’espace entre les points de vue. Le rectangle et le cercle ne sont pas des erreurs — ce sont des versions. Ce qui nous manque, ce n’est pas “la bonne” version, mais l’accès à l’espace qui les relie.
De la même façon, ce que nous appelons “comportement anormal”, “logique déviante”, “langage confus”, est peut-être simplement une tentative d’expression depuis un autre angle. Une perspective qui n’a pas encore trouvé de correspondance dans le champ collectif. Et comme le champ collectif ne reconnaît que ce qu’il sait déjà lire, il réagit par silence, par rejet ou par réduction.
Non par violence, mais par manque de lisibilité.
Ce manque de lisibilité est la grande zone d’ombre des systèmes sociaux. Il est ce qui fait échouer tant de dialogues, tant de réformes, tant de tentatives d’ouverture. Car au fond, on ne débat jamais des contenus sans que les optiques sous-jacentes ne s’affrontent en silence. Et c’est dans ce silence que se jouent les vrais blocages. Changer la société ne suffit pas, tant que le regard qui la structure n’a pas lui-même appris à se voir fonctionner.
Mais alors, comment accéder à ce “regard sur le regard” ?
Pas par la force. Ni par injonction morale. Ni même par l’intelligence seule.
Il faut autre chose. Un geste plus léger. Une souplesse d’attention.
Et, peut-être, une forme d’humour.
Car c’est peut-être cela, au fond, la finalité cachée de la psychooptique : retrouver un mouvement dans ce qui semblait figé. Redonner à l’œil intérieur sa capacité à danser, à jouer avec les angles, à ne pas rester prisonnier d’un cadre appris trop tôt. Ce n’est pas un rejet de ce qui existe — c’est une invitation à re-focaliser, doucement, lucidement, sans renier les anciens repères, mais sans s’y enfermer.
Cette capacité, bien plus qu’un savoir technique ou philosophique, est une forme de liberté attentionnelle. Une manière d’habiter son regard sans le croire absolu. Une manière de voir sans s’identifier à ce que l’on voit. Une manière, enfin, de redevenir disponible à ce qui, jusqu’ici, restait en dehors du cadre — non pas parce qu’il était faux, mais parce qu’il n’avait pas encore été assez regardé.
Alors, peut-être faut-il conclure ainsi : Il ne s’agit pas de “changer le monde”. Ni même de “changer soi”.
Mais de changer d’altitude optique. Et de laisser apparaître, dans ce déplacement, les formes que le regard figé rendait impossibles. Ce que l’on appelle “vérité” n’est pas ce qui s’impose, mais ce qui persiste à vouloir être vu, même quand personne encore ne sait comment le regarder.

Auteur: Anastasia Beschi
15/09/2025
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