À l’issue de cette exploration, une chose apparaît avec une certaine netteté : la normalité, loin d’être un état objectif ou une simple habitude sociale, s’avère être une forme de focalisation collective, intériorisée tôt, stabilisée en silence, et rarement remise en question. Non pas parce qu’elle serait oppressive en soi, mais parce qu’elle se présente comme allant de soi. Elle n’impose pas — elle précède. Elle ne force pas — elle rend visible ou invisible, selon la focale.
Ce que propose la psychooptique, ce n’est pas un combat contre la norme, ni un plaidoyer naïf pour la différence. C’est une hypothèse de travail : et si notre regard était programmable ? Et si ce que nous prenons pour la réalité n’était, en réalité, qu’un sous-ensemble de ce que notre structure attentionnelle autorise à apparaître ?
Non pas une illusion complète — mais une vérité partielle, construite, cadrée.
Les cinq points développés ici convergent vers une idée commune : notre regard, tel qu’il fonctionne au quotidien, est déjà structuré avant même que la pensée n’intervienne. Obéir, c’est d’abord voir ce qu’il faut voir. Être “normal”, c’est d’abord ne pas remarquer ce qui échappe à la norme. Être “soi-même”, c’est souvent rejouer une focale ancienne sans le savoir. Et vouloir élargir la norme, sans déplacer cette focale, revient à corriger une carte sans jamais changer de point de vue.
Prenons un instant pour revenir à l’image du cylindre. Elle n’est pas seulement une métaphore pédagogique. Elle dit quelque chose de fondamental : la vérité change selon la hauteur du regard. Non pas parce qu’elle ment, mais parce qu’elle prend forme dans l’espace entre les points de vue. Le rectangle et le cercle ne sont pas des erreurs — ce sont des versions. Ce qui nous manque, ce n’est pas “la bonne” version, mais l’accès à l’espace qui les relie.
De la même façon, ce que nous appelons “comportement anormal”, “logique déviante”, “langage confus”, est peut-être simplement une tentative d’expression depuis un autre angle. Une perspective qui n’a pas encore trouvé de correspondance dans le champ collectif. Et comme le champ collectif ne reconnaît que ce qu’il sait déjà lire, il réagit par silence, par rejet ou par réduction.
Non par violence, mais par manque de lisibilité.
Ce manque de lisibilité est la grande zone d’ombre des systèmes sociaux. Il est ce qui fait échouer tant de dialogues, tant de réformes, tant de tentatives d’ouverture. Car au fond, on ne débat jamais des contenus sans que les optiques sous-jacentes ne s’affrontent en silence. Et c’est dans ce silence que se jouent les vrais blocages. Changer la société ne suffit pas, tant que le regard qui la structure n’a pas lui-même appris à se voir fonctionner.
Mais alors, comment accéder à ce “regard sur le regard” ?
Pas par la force. Ni par injonction morale. Ni même par l’intelligence seule.
Il faut autre chose. Un geste plus léger. Une souplesse d’attention.
Et, peut-être, une forme d’humour.
Car c’est peut-être cela, au fond, la finalité cachée de la psychooptique : retrouver un mouvement dans ce qui semblait figé. Redonner à l’œil intérieur sa capacité à danser, à jouer avec les angles, à ne pas rester prisonnier d’un cadre appris trop tôt. Ce n’est pas un rejet de ce qui existe — c’est une invitation à re-focaliser, doucement, lucidement, sans renier les anciens repères, mais sans s’y enfermer.
Cette capacité, bien plus qu’un savoir technique ou philosophique, est une forme de liberté attentionnelle. Une manière d’habiter son regard sans le croire absolu. Une manière de voir sans s’identifier à ce que l’on voit. Une manière, enfin, de redevenir disponible à ce qui, jusqu’ici, restait en dehors du cadre — non pas parce qu’il était faux, mais parce qu’il n’avait pas encore été assez regardé.
Alors, peut-être faut-il conclure ainsi : Il ne s’agit pas de “changer le monde”. Ni même de “changer soi”.
Mais de changer d’altitude optique. Et de laisser apparaître, dans ce déplacement, les formes que le regard figé rendait impossibles. Ce que l’on appelle “vérité” n’est pas ce qui s’impose, mais ce qui persiste à vouloir être vu, même quand personne encore ne sait comment le regarder.