L’une des croyances les plus profondément ancrées dans la pensée moderne est celle d’un monde perçu comme fondamentalement neutre — stable, homogène, accessible à tous dans des conditions sensorielles comparables. Cette présupposition fonde les sciences empiriques, l’épistémologie rationaliste et une grande partie des modèles cognitifs : le réel serait là, indépendant, et la conscience n’aurait pour tâche que de l’observer, l’interpréter, puis s’y adapter.
Or, cette vision repose sur une abstraction majeure : elle ignore les conditions optiques préalables à toute perception. Elle suppose que ce qui est visible l’est de manière équitable, non filtrée, et que ce qui ne l’est pas relève de l’imaginaire, de l’erreur ou du non-sens.
La psychooptique, en rupture avec cette tradition, propose un retournement conceptuel : il n’y a pas de perception brute. Il n’y a que des focalisations. Autrement dit, ce que nous appelons "monde" — ou plus précisément, "monde visible" — est le produit d’un réglage collectif des seuils de visibilité. Ce réglage, largement inconscient, se construit à travers l’histoire des langages, les structures culturelles, les habitudes perceptives, les économies de l’attention, les technologies de vision et les récits dominants. Il détermine non seulement ce qui est vu, mais aussi ce qui a le droit d’être vu, et ce qui doit être occulté.
Le visible est donc politiquement, cognitivement et affectivement structuré. Il n’est jamais donné, mais toujours organisé — par des forces dont nous n’avons ni pleine conscience, ni véritable maîtrise.
Dès lors, la neutralité supposée du monde extérieur devient une illusion fonctionnelle : elle camoufle la violence douce du cadre, cette norme de lisibilité collective qui disqualifie, sans l’annoncer, toute perception divergente.
Celui ou celle qui voit autrement — que ce soit par sensibilité accrue, intuition anticipatrice ou perception transversale — n’est pas immédiatement perçu comme porteur d’un angle nouveau. Il est souvent marginalisé, pathologisé ou réduit à une subjectivité "trop" : trop sensible, trop abstraite, trop floue.
Et pourtant, ces écarts de vision ne sont peut-être pas des erreurs. Ils pourraient bien constituer les signaux faibles d’un changement dans la topologie du réel. Car le cadre du visible, s’il est efficace dans un contexte donné, peut devenir obsolète à mesure que d’autres zones de signifiance émergent, en silence, à travers les tensions du présent.
L’illusion d’un monde neutre fonctionne tant que la majorité s’y reconnaît. Mais dès qu’une part significative de subjectivités commence à ressentir un écart entre ce qu’elle vit et ce que le cadre permet de nommer, penser ou montrer — alors la stabilité du visible vacille. La psychooptique propose ici une lecture non clinique de ce vacillement : non pas comme une pathologie collective, mais comme un signe de saturation du régime perceptif dominant. Un moment où ce qui était jusque-là périphérique commence à exiger une place centrale,
non pour imposer un autre dogme, mais pour étendre la focale du réel, inclure ce qui, jusqu’ici, n’avait pu apparaître qu’en négatif : le flou, le silence, le trouble, l’intuition, le pré-verbal, le discontinu.
Il ne s’agit pas de célébrer l’obscur, ni de rejeter les cadres existants, mais de reconnaître que le visible est un produit historique, et qu’il peut — il doit — muter lorsque la conscience collective ne s’y loge plus sans perte.